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22 Jun 2020

Briser les statues : le pire du racisme

Briser les statues c’est tuer l’histoire, du moins avoir l’illusion qu’en effaçant les signes et les symboles on tue l’histoire. Illusion, seulement illusion car l’histoire, si elle peut être oubliée, ne s’efface jamais, ne meurt jamais. L’histoire, comme l’indique si bien Jacques Rancière[1], c’est l’histoire qu’on raconte, le conte, et c’est l’histoire des historiens si souvent instrumentalisée par les politiques mais aussi par de si nombreux idéologues qui la convoquent et l’arrangent au gré des besoins de leur cause. La France n’a pas échappé à ce trafic et à ces manipulations de l’histoire : le roman français du 19° siècle au moment où il fallait renforcer la Nation, puis plus récemment tous les oublis relatifs à la colonisation et à la traite des « Noirs ».

 

Ces « oublis », bien volontaires, sont aussi, comme les statues, les témoins de leur époque et de la mentalité du temps. Ce ne sont ni les statues ni quelques symboles, c’est bien la double responsabilité politique et sociétale qui veut et organise l’histoire, donc le présent et l’avenir. Pour autant on ne peut pas dire qu’une statue ne serait pas porteuse de cette volonté politique comme en témoignent les innombrables monuments aux morts et plaques commémoratives qui ornent nos villes et nos villages. Cette pétrification de l’histoire, d’un moment de l’histoire, est porteuse de sens, de plusieurs sens et sans doute est-ce dans cette polysémie que la situation d’aujourd’hui, au nom de l’antiracisme, trouve son origine. Le « déboulonnage » des statues, aujourd’hui, s’explique, se comprend et doit être respecté, pour autant est-il raisonnable, sensé, j’irais jusqu’à écrire « est-il intelligent » au sens de comprendre la société actuelle, au sens de la pertinence et de la sagacité ? Ce mouvement social semble surtout émotionnel et réactionnel, c’est ce qui en fait sa force médiatique mais aussi son danger pour l’humanité.

 

Ce mouvement de « déboulonnage des statues » est dangereux car il tend à vouloir effacer des éléments de mémoire. Ces statues ne sont pas l’histoire, elles n’en sont que des représentations constitutives de la mémoire de l’humanité et, en tant que telles, elles doivent être utilisées comme moyen de remémoration ; là, le bât blesse : que remettons-nous en mémoire ? C’est dans le choix de la direction et du contenu du travail de remémoration – qui n’est pas la commémoration ‑ que peut être le problème du racisme. Est-ce que je viens me prosterner devant la statue de Colbert pour glorifier le Code Noir en tant qu’il aurait été un bienfait pour l’humanité, ou est-ce que j’utilise cette statue, pour rappeler le gestionnaire de qualité que fut Colbert mais aussi ce qu’il y eut d’inhumain dans sa politique ? Nous pouvons, plus encore peut‑être, suivre une analyse analogue à propos de Jules Ferry, etc. Mais qui de raisonnable peut penser qu’un homme serait, aujourd’hui comme hier et sans doute demain, tout bien ou tout mal, un ange ou un démon ? Il en va de même pour l’histoire, elle n’est ni toute merveilleuse ni toute sombre, elle est une longue alternance.

 

Ainsi, l’important n’est pas de détruire les statues, leur destruction n’effacera ni l’histoire ni les malheurs, l’important c’est de dire l’histoire, de l’analyser pour que le mal d’hier ne se perpétue pas et ne se reproduise pas. Ce travail c’est toute la gloire de l’humanité, même si, convenons‑en, le travail est loin d’être parfait et en tout cas largement inachevé. Une des conditions du perfectionnement de l’humanité c’est bien de reconnaître l’Autre à l’identique de soi, en prenant la précaution élémentaire (comme un postulat) de ne pas charger l’Autre de tares que nous‑même nous portons comme le dit la morale d’un conte africain[2] : « Avant de te moquer des fesses de ton voisin, vérifie que les tiennes sont bien propres. » Chacun doit regarder sa propre histoire en miroir de lui‑même comme en miroir de l’histoire de l’Autre.

 

C’est le respect de l’histoire et des histoires manifestées par leurs symboles que se construit la reconnaissance de l’Autre, nier cette histoire, nier ou tuer l’histoire de l’Autre c’est effacer l’Autre de la Société. Angéla Davis[3] l’écrit bien dans son livre Blues et féminisme noir : « Le pouvoir esclavagiste a tout fait pour éteindre la mémoire collective du peuple noir, afin de le maintenir dans une infériorité sociale. [...] Le pouvoir de l’esclavage reposait sur un déni de toutes les qualités humaines des esclaves. [...] Le peuple noir avait une incroyable et terrible histoire à raconter, mais la répression et la censure lui interdisaient de l’exprimer explicitement. » On a, quoique pas partout dans le monde, aboli l’esclavage mais on n’a pas éradiqué le racisme même si on a progressé. Il faut par l’éducation, prise au sens large c’est‑à‑dire à la fois scolaire mais aussi médiatique, amener les gens à ne plus accepter certaines choses, faire en sorte qu’elles deviennent insupportables et que les hommes les reconnaissent comme telles et les refusent comme l’a écrit Faulkner[4] : « … des choses qu’il faut que tu sois incapable de supporter. Des choses que tu dois sans cesse de refuser à supporter. L’injustice, l’humiliation, le déshonneur et la honte. Quelque jeune que tu sois quelque vieux que tu deviennes, peu importe. Ni pour la gloire, ni pour l’argent, ni pour ton portrait dans le journal, ni pour de l’argent à la banque. Refuse simplement de les supporter. »

 

Déboulonner les statues ne tuera pas l’histoire, pas plus que ça n’améliorera la situation des opprimés. L’histoire, justement elle, est remplie de ces épisodes de destruction qui n’ont été suivis par aucune création d’un monde meilleur, quand ils n’ont pas empiré les situations en particulier celles d’exclusion et de mise à l’écart. Vouloir tuer l’histoire c’est prendre le risque d’un nouveau racisme sans éradiquer l’existant.

 

[1] Jacques Rancière, Les mots de l’histoire, Seuil.

[2] Ebokéa Alexios Tjoyas, Sagesse et malice de M’Bolo, le lièvre d’Afrique, Le Livre de Poche.

[3] Angéla Davis, Blues et féminisme noir, Libertalia.

[4] William Faulkner, L’intrus, Folio.